define('WP_CRON_LOCK_TIMEOUT', 300); Sur l’Histoire | Ecole expérimentale

Ecrit le 17 Janvier 2009 par J.-P. Labrousse

Sur l’Histoire

En référence à quelques débats en cours, il me semble que ce problème, toujours, est en question : savoir de quoi il retourne notamment dans ces domaines spécifiques que sont les mathématiques, l’histoire et la philosophie sans doute parce que, faute d’un vécu intellectuel essentiel - dans les cadres actuels de formation – ces trois disciplines demeurent davantage étrangères à l’existence immédiate. Ce problème apparaît moins en littérature probablement parce que chacun croit vivre, dans ses grands textes, davantage au plus proche de sa sensibilité. C’est, à mon avis, une très mauvaise croyance mais, en partant d’elle - de ce qui paraît le plus facile et le plus immédiat c’est-à-dire l’écriture à caractère littéraire -, essayons de percevoir, dans un premier temps, les jalons qui peuvent conduire à mieux se saisir de ces trois disciplines. Appuyons-nous sur cette belle image présentée par une collègue aux journées d’étude de Nancy : un élève avait amené à l’école son hamster qui, motivant sa sensibilité, devint pour lui l’occasion de fournir un travail écrit relatif à son petit animal et, ensuite, de lire à son sujet des articles d’auteurs éveillant son intention d’enrichir, par comparaison, son travail initial. Cette démarche, on le devine, permet de glisser d’un témoignage personnel sensible sur son propre vécu vers un approfondissement des capacités littéraires ou vers les sciences du vivant et inversement.

Ce qu’il nous faudrait, maintenant, ce serait trouver le hamster de l’Histoire, des mathématiques et de la philosophie. Puisque, en ce moment, le sujet de l’Histoire intéresse certains, commençons par elle.

Pour moi, l’Histoire ne peut aucunement éveiller quoi que ce soit, dans la sensibilité, si elle est présentée comme une restitution du passé surtout à un âge - au stade de l’école primaire - où la notion de chronologie reste encore difficile à enraciner. Il faut plutôt rechercher dans le vécu quotidien ce qui peut évoquer l’Histoire ou, plus exactement, des situations historiques. Théoriquement, pour y parvenir, il suffit d’aller au plus simple : il n’y a pas à chercher bien loin des scènes où les enfants, spontanément, reproduisent sans le savoir des scènes historiquement reconnaissables et qui se retrouvent aussi dans les groupes d’adultes.

Ce qui se révèle, dans les groupes d’enfants et dans les groupes « historiques » me semble constamment ces tendances à la hiérarchisation, à l’établissement de rapports de force avec la difficulté à les gérer, les désirs de renversement ou de transformation. Selon ce point de vue, la leçon de toutes les petites et grandes histoires pour tenter de dominer l’autre devrait opportunément aboutir, pour en sortir, à cette morale de la nécessité qu’offre la coopération. A ce titre, les principes de l’enseignement Freinet seraient à considérer, dans la sphère de l’éducation, comme la solution définitive à toutes les errances repérables des systèmes éducatifs hiérarchisés ; tout comme la démocratie authentiquement participative serait celle permettant d’en finir avec les dictatures et les guerres.

Dans cette optique, l’approche peut être double en fonction de la scène manifestée ou traduite par les enfants : à partir des concepts, s’il est nécessaire d’analyser sur le champ une situation ou par simulation – d’où l’intérêt du théâtre - de scènes historiques comme un décalque plus précis ou plus ample de ce qu’ils ont pu vivre.

Ces concepts peuvent se limiter à un petit nombre, à huit plus précisément : 1) le problème, dans le groupe, de la circulation claire de l’information, 2) la connexion incertaine entre utilité et autorité, 3) l’organisation de la forme du groupe avec sa chaîne de commandement, 4) la question de l’harmonisation de cette information et de cette forme sur un territoire, 5) le lien conflictuel entre intérêts particuliers et intérêt collectif, 6) les difficultés de la hiérarchisation qui en résultent, 7) le caractère épineux de l’existence d’une “force publique” pour que cette organisation puisse se maintenir et 8) l’alternance tragique ordre-désordre.

S’il faut glisser des concepts aux scènes historiques, les exemples sont infinis. Pour étudier la circulation claire de l’information, il est possible de jouer - entre mille exemples - l’organisation de l’empire romain avec ses fameuses voies et proconsuls ou aux missi dominici de Charlemagne ; le lien entre autorité et utilité peut passer par la présentation de grandes figures - en l’occurrence positives - comme celle de Gandhi ; l’organisation du groupe devenu la “société” peut s’illustrer par la représentation des formes d’Etat avec pour la France, une addition de régions autour d’un pouvoir de plus en plus fort exactement comme une bande gagne en effectifs autour d’un noyau dominant ; le conflit entre intérêts particuliers et collectifs trouve une intéressante illustration dans l’étude de la IIe République ; la question du contrôle du territoire peut s’imaginer à partir de l’Egypte ancienne avec ses trois grandes phases de décomposition et de reconstruction ; en tout temps et en tout lieu se trouvent des exemples relatifs à la question de l’existence d’une “force publique” (article XII des Droits de l’Homme) pour contraindre au respect du droit (à ce sujet, il est possible d’évoquer le geste du Western qui, justement, se nourrit de l’incapacité à maintenir la paix civile en l’absence d’institutions répressives pour illustrer ses figures de héros justiciers spontanés et solitaires) ; enfin l’alternance ordre-désordre peut s’étudier à travers la fin de l’Ancien Régime, la Russie de Nicolas II ou la République de Weimar. C’est évidemment à chacun de puiser des exemples historiques en fonction de ses propres recherches et de sa sensibilité.

Mais le retour aux concepts à partir de situations historiques est susceptible de s’opérer très souvent en une seule fois. C’est, par exemple, le cas avec l’épisode de la bataille de Salamine racontée par Hérodote à qui l’on doit, selon la tradition, la fondation de l’Histoire.

Quant aux méthodes, c’est également très simple si l’on se souvient que le mot « histoire » signifie “enquête” : il y s’agit bien, pour aboutir à une vérité, d’utiliser les mêmes procédés que ceux de la justice moderne sans oublier que cette vérité n’est jamais épuisable et qu’elle est finalement admise par arbitrage.

Cette question de la vérité permet de glisser vers les fondements de la philosophie où elle est placée sur l’avant-scène. Alors, quel serait, par similarité, le “hamster de la philosophie”? Si l’on s’en réfère à la définition de base trop peu connue, elle ne serait surtout pas une collection de vérités sur le monde ou une histoire des cosmogonies mais un effort pour “déterminer l’être de l’étant” c’est-à-dire pour acquérir des certitudes sur le monde, pour trouver au sujet de ce monde une représentation qui soit la plus fiable possible. Cela n’a rien de compliqué : il suffit d’entendre le questionnement des enfants qui résulte, à mon avis, d’une recherche continuelle de stabilité, dans leurs représentations, par besoin de s’approprier un monde adulte donné sans mode d’emploi préétabli. Le chemin vers la philosophie serait ainsi leur propre curiosité un tant soit peu inquiète. Sur cette base, il devrait être possible de montrer, par comparaison, comme les philosophes ont procédé pour asseoir, quant à eux, leurs propres déterminations.

Contrairement à une certaine mode intellectuelle, il me semble que le fossé qui sépare la philosophie des mathématiques demeure franchissable uniquement par le domaine de la logique à moins de se tromper sur l’essence de ces deux disciplines. Pour moi, la philosophie est davantage du côté de la sensibilité, car elle résulterait avant tout d’une angoisse sur le monde que l’on ne peut saisir qu’en représentation sans être jamais certain de sa validité. Il y a, autrement dit, une éternelle étrangeté à dissiper sans cesse. C’est l’alétéia (le « dévoilement ») des Grecs ou l’interrogation étonnée de Blaise Pascal et de Victor Hugo face à l’univers. A l’opposé, dans le domaine des mathématiques, l’esprit consent à devenir une machine à produire de la logique s’accordant à la logique des phénomènes naturels. S’il faut maintenant percevoir le “hamster des mathématiques”, ce serait en repérant la mise en oeuvre de cette machine-là que j’avais déjà signalée comme déployant sans cesse, pour y parvenir, le groupe de Klein. Sans le constat que ce groupe de Klein est au travail, je dirai quasiment mécaniquement, nous ne sommes pas dans les mathématiques. A mon avis, la bonne introduction dans le monde des mathématiques serait les jeux de logique dont l’exercice suppose un oubli des questions existentielles immédiates.

Bien entendu, elle n’empêche pas du tout que l’on puisse partir d’un problème existentiel comme l’amusante et historique question du chargement d’un navire ou une interrogation sur l’astronomie. Mais il faut en arriver à l’emploi effectif de ce groupe de Klein. Cela n’exclut aucunement qu’on ne puisse bâtir une esthétique à partir des jeux mathématiques, car ils amènent effectivement à cette frontière où le monde apparaît comme maîtrisable et rassurant. C’est ce que prouvent des créateurs comme Pevsner, Xenakis ou Morellet. Mais leurs oeuvres se déploient à partir d’objets mathématiques ; elles n’en sont pas une esquive. Elles sont encore moins l’application de recettes de cuisine, ce qui est le travers le plus fréquent perceptible dans les classes.

Pour terminer ce trop bref exposé, il faudrait signaler que le travers spécifique à l’enseignement de ces disciplines, quand leur nature n’est pas bien perçue, serait le risque de tomber très rapidement, entre autres, dans la simple imitation puis dans la répétition. Cela empire si l’on croit naïvement aux vertus de la spontanéité. Avec de jeunes esprits plutôt mornes en entrant dans le collectif artificiel d’une classe, la spontanéité conduit à reproduire des lieux communs, car la peur ou l’étrangeté face au groupe les incite à se fondre dans la communication moyenne. Or, celle-ci aboutit au désordre car elle n’est qu’un salmigondis de pensées superficielles. Les totalitarismes l’ont compris de façon implicite : dans l’école nazie, la spontanéité et le désordre étaient admis pour accentuer la peur, provoquer une régression culturelle et asseoir l’autorité des violents qui savent, comme par instinct, utiliser la confusion pour y imposer un pouvoir arbitraire. L’absence de loi identifiable y déchaînait une course cachée aux lieux communs jusqu’à obtenir l’adhésion à une sorte de mentalité de troupeau. Le culte du corps brut intervenait là pour jalonner cette abdication de l’esprit. C’est ainsi que, selon certains témoignages, l’école nazie était devenu l’instrument de promotion des voyous dont l’appareil d’Etat avait besoin. Dans l’école russe, au temps du stalinisme, le même processus est a été déclanché malgré les apparences d’une plus grande soumission à l’administration et d’une certaine scientificité. C’est la censure de l’œuvre de Vygotski qui l’illustre le mieux : celui-ci, figure de proue de l’Institut de psychologie de Moscou et l’un des directeurs du Commissariat du Peuple pour l’Education, avait mis l’accent sur l’importance des « concepts construits » par rapport aux « concepts spontanés » autrement dit, dans l’idéologie marxisante, sur l’importance des vertus émancipatrices et socialisantes de l’école qui ne sauraient, cependant, ignorer la culture d’origine. Mais c’est finalement cette idée d’élévation par les « concepts construits » qui lui valut, en 1936, l’exclusion de ses ouvrages, car les staliniens y percevaient une forme d’élitisme et de mépris vis-à-vis de la « culture prolétarienne ». Culte du « corps brut » d’un côté, de la « culture prolétarienne » de l’autre : le résultat est le même. L’ordre de la Terreur, c’est l’arbitraire et le désordre.

Quel est le processus de répétition dans ces trois disciplines : en Histoire, c’est la collection des dates, des faits, des noms ; en philosophie, c’est celle des textes et des auteurs avec cette énorme difficulté, dans ce cas, à saisir ce qu’ils ont voulu dire ; en mathématiques, c’est la chute dans la graphomanie de figures ou de chiffres ou bien dans l’application de formules non comprises. Dans cette tendance, les seuls instruments intellectuels mis en oeuvre sont la mémorisation et les qualités d’exposition. A chaque fois, le piège est une illusion d’efficacité.

Tout cela nous permet d’en revenir à la littérature : dans le texte donné d’un premier jet, il ne faudrait pas croire que l’élève se trouve au plus proche de sa sensibilité, bien au contraire. S’il arrive avec son hamster, soit : il s’agit bien là d’un choix personnel, et puis les propos de la collègue laissait bien percevoir qu’il l’aimait bien, son hamster, ce gamin-là. Son texte avait quelque chance de porter une certaine vérité sensible. Mais, le plus souvent, dans une ambiance morne, il doit s’agir d’une répétition de lieux communs. A l’encontre, c’est alors que le rôle de l’éducateur prend toute son importance : il lui faut insuffler une sérénité et une esthétique positive à sa classe, obtenir d’elle une dynamique festive autour du savoir, ceci pour libérer tous les jours un peu plus ce regard transparent sur les autres et soi-même qui est la première condition de toute création littéraire. Dans ce nouveau contexte, il devrait pouvoir révéler, en ses élèves, leurs dimensions personnelles en prêtant attention à leurs styles respectifs et leurs authentiques questions c’est-à-dire à tout ce qui, dans leurs productions, ne s’avère pas trop commun. Ceci suppose la plus grande écoute et, si possible, l’établissement de temps de dialogue et de représentation.

Jean-Pierre Labrousse

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