Sur la spontanéité
(dialogue)
Lettre de Jean-Pierre Labrousse
Bonjour à tous, bonjour Michel,
Ce que je crois nécessaire est d’en finir avec cette tendance à prendre le concept de “spontanéité” comme sacré, intouchable, sous prétexte qu’il figure dans les écrits du mouvement. Or, à ma connaissance, il n’est quasiment pas utilisé dans les oeuvres de C. Freinet. Il me paraît dangereux que l’on puisse confondre la spontanéité propre à l’idéal de l’artiste, dont la maîtrise technique autorise une expression spontanée, avec celle des dressages du totalitarisme manipulant les pulsions et destinés à former, comme l’énonçait le nazisme, les “nouveaux barbares”. Cette confusion, appuyée sur la sacralisation du concept, semble, à sa façon, une autre tendance “spontanée” d’une violence dont la connotation historique est évidente : c’est ce qui permet l’élimination de toute critique, de toute différence. C’est précisément cette pratique-là que j’aimerais bien voir disparaître des listes de discussion, des réunions et de la pédagogie. Elle est aux antipodes de la coopération telle que nous sommes censés l’entendre.
Dans une réponse à mon message, Michel Barré insiste pour souligner que la spontanéité, chez nous, ne peut survenir sans une reprise dans un “échange critique” pour obtenir, au final, l’expression de ”l’être profond”. C’est, de mon point de vue, uniquement cette dernière expression qui sauve sa formule de la dangereuse copie totalitaire. Mais nous sommes encore bien loin d’échapper au piège. Pour s’en détourner radicalement, cette résolution doit être prise : la spontanéité ne saurait se poser comme “point de départ” ; l’ambiance préalable du groupe est de la plus haute importance : il y faut la plus grande sérénité, une qualité d’accueil, une volonté générale d’élévation vers le savoir, une attention aiguë accordée à chacun, une distanciation esthétique et aussi, probablement, beaucoup de rire et d’humour. Citons C. Freinet : “donnez soif, par quelque biais que ce soit” (Oeuvres pédagogiques, T. II, p. 115, Seuil éd.). Pour moi, la soif de connaître chez quiconque ne peut provenir que du désir ardent de communiquer. Or, ce désir-là suppose son recueil par le groupe et par l’éducateur. Autrement dit, deux tendances antagoniques sont à remarquer : si le groupe sombre dans le désordre et la violence, il suscite une régression de l’expression, une abdication de l’esprit, un repli sur ce qui est immédiat et superficiel parce que c’est avec ce minimum-là que chacun prend le moins de risque face à l’arbitraire ; si le groupe est authentiquement coopératif, démocratique et accueillant, nous créons les chances pour que l’expression finisse bientôt par révéler “l’être profond”. Pour moi, c’est une pulsation fondamentale de l’Histoire, un choix existentiel traversant toutes les générations depuis l’origine, depuis - comme premier jalon tangible - l’émergence de l’art. Bien entendu, à condition que cet “être profond” ne soit compris ni comme le “corps brut” ni comme la “culture prolétarienne”.
Si nous voulons conduire les enfants vers leur propre expression artistique - ce que voulait C. Freinet -, connaître la technique de la dynamique de groupe est indispensable. Il y faut une certaine organisation où l’on ménage consciencieusement des temps de dialogues et de représentation. Mais il faudrait aussi pouvoir saisir la technique particulière à chaque discipline, qui dépend de leur essence propre. Enoncer l’importance de “l’échange critique” pour prendre en compte la spontanéité suppose une mise au point incontournable. Je perçois ici ou là que les productions des enfants sont parfois l’objet d’une sélection, voire même d’une élection. Si c’est cela, “l’échange critique”, nous glissons vers le totalitarisme en pédagogie. Pour moi, c’est pire que la notation parce que celle-ci, dans le système éducatif traditionnel, repose sur des exercices convenus. Elire un travail “spontané” quelconque comme plus “digne d’intérêt”, c’est provoquer en une seule fois le rejet des autres et déposséder l’élu de son oeuvre. S’il faut conduire un travail critique c’est précisément amorcer un dialogue où le but n’est pas d’amener l’autre à soi, mais de lui laisser percevoir le chemin où il devient de plus en plus authentique. S’il d’agit de production littérature, la conception de Marcel Proust paraît, à ce titre, indispensable : elle démontre que la véritable écriture apparaît quand s’estompe ce dialogue intérieur où un autre - même imaginaire - a été installé comme instance, comme regard critique. Si l’on s’y réfère, “l’échange critique” devrait, par conséquent, se limiter à un dialogue où, progressivement, l’enfant y comprend que seul ce qu’il ressent vraiment, en dehors de toute influence ou des lieux communs, est pour lui et pour tous de la plus haute importance. A l’autre bout du dispositif humain destiné au savoir, dans le domaine des mathématiques, le but serait d’obtenir l’usage autonome des capacités logiques et non pas les laisser dans l’ornière en les recouvrant de je ne sais quelle production de figures à prétention géométrique. En définitive, le seul bon dialogue pédagogique serait celui qui, le plus tôt possible, amène à son extinction et à la venue d’une production authentique. Nous sommes alors proche de l’éthique psychanalytique à laquelle, de façon très radicale, l’école de A.-S. Neill a voulu se conformer.
Cependant, l’inquiétude n’est pas de mise : il suffit de garder en mémoire les visages rencontrés au sein du mouvement ; dans ces visages-là, j’en suis certain, le degré d’humanité est tel que cette indispensable ambiance positive - qui me paraît très importante - s’établit immédiatement de façon implicite. De ceux-là, je le ressens : la pratique réelle est bonne.
Sur l’essentiel de ce sujet, les pages de C. Freinet sur la Méthode naturelle de dessin me semblent exemplaires (Oeuvres pédagogiques, T. II, pp. 422-423). Mais est-ce un hasard si cette approche est souvent gommée? Laisser la spontanéité se développer à froid et y appliquer immédiatement “l’échange critique” trouverait aussi toute sa place dans une éducation totalitaire. On l’aura bien compris : une vigilance de tous les instants s’impose face à cela. Pour bien assurer la veille, il vaudrait sans doute mieux se détourner de ces niaiseries - autres “lieux communs” - sur les totalitarismes où l’on prend ce qui est manifeste pour ce qui est fondamental. Ce ne sont pas tant les défilés bien ordonnés qui doivent saisir d’effroi, ni les claquements de talons, ni le salut hitlérien mais la sourde énergie des masses qui leur sert de fondement. Il me semble important de percevoir ceci : pour réussir, les totalitarismes surent mobiliser l’énorme bas-fond moral de la société. Ce qui est saisissant d’angoisse, ce n’est pas ce cortège hitlérien, à Berlin, fin juin 1940 après la capitulation de la France, mais ce million d’Allemands enthousiastes qui l’acclamait spontanément sur son passage. Ce qui doit effrayer, ce n’est pas cette apparence d’Etat enrégimenté mais, tout au contraire en réalité, l’absence complète de procédures établies suscitant une terreur panique face à l’imprévisible déchaînement de la violence.
Sans doute s’étonnera-t-on de ce souci. Il ne me semble pas que ce soit une affaire mineure : la tentation totalitaire reste présente, à une échelle moindre, fort heureusement. Mais, à mon avis, elle est la cause de cette effrayante léthargie face à la vitale et nécessaire mobilisation. Elle transparaît à ce constant mouvement de bascule, dans les esprits, entre le chaos dû à cet indissociable mélange de peur ou de mépris face à toute originalité et l’attente d’un éventuel messie qui établirait la société idéale. Sans arrêt, jusqu’à présent, cette tentation marque les comportements et stérilise les énergies. A l’encontre, nous disposons de cet instrument très pragmatique : la coopération. Mais il faudrait s’en saisir davantage pour qu’advienne enfin un mouvement capable de promouvoir, en ce qui nous concerne, une réforme de grande ampleur du système éducatif alors même que des milliers de parents et de lycéens nous attendent.
Amicalement.
Jean-Pierre Labrousse
Lettre de Jean-Pierre Labrousse (suite)
Pour terminer ce trop bref exposé, il faudrait signaler que le travers spécifique à l’enseignement de ces disciplines, quand leur nature n’est pas bien perçue, serait le risque de tomber très rapidement, entre autres, dans la simple imitation puis dans la répétition. Cela empire si l’on croit naïvement aux vertus de la spontanéité. Avec de jeunes esprits plutôt mornes en entrant dans le collectif artificiel d’une classe, la spontanéité conduit à reproduire des lieux communs, car la peur ou l’étrangeté face au groupe les incite à se fondre dans la communication moyenne. Or, celle-ci aboutit au désordre car elle n’est qu’un salmigondis de pensées superficielles.
Les totalitarismes l’ont compris de façon implicite : dans l’école nazie, la spontanéité et le désordre étaient admis pour accentuer la peur, provoquer une régression culturelle et asseoir l’autorité des violents qui savent, comme par instinct, utiliser la confusion pour y imposer un pouvoir arbitraire. L’absence de loi identifiable y déchaînait une course cachée aux lieux communs jusqu’à obtenir l’adhésion à une sorte de mentalité de troupeau. Le culte du corps brut intervenait là pour jalonner cette abdication de l’esprit. C’est ainsi que, selon certains témoignages, l’école nazie était devenu l’instrument de promotion des voyous dont l’appareil d’Etat avait besoin.
Dans l’école russe, au temps du stalinisme, le même processus est a été déclanché malgré les apparences d’une plus grande soumission à l’administration et d’une certaine scientificité. C’est la censure de l’œuvre de Vygotski qui l’illustre le mieux : celui-ci, figure de proue de l’Institut de psychologie de Moscou et l’un des directeurs du Commissariat du Peuple pour l’Education, avait mis l’accent sur l’importance des « concepts construits » par rapport aux « concepts spontanés » autrement dit, dans l’idéologie marxisante, sur l’importance des vertus émancipatrices et socialisantes de l’école qui ne sauraient, cependant, ignorer la culture d’origine. Mais c’est finalement cette idée d’élévation par les « concepts construits » qui lui valut, en 1936, l’exclusion de ses ouvrages, car les staliniens y percevaient une forme d’élitisme et de mépris vis-à-vis de la « culture prolétarienne ». Culte du « corps brut » d’un côté, de la « culture prolétarienne » de l’autre : le résultat est le même. L’ordre de la Terreur, c’est l’arbitraire et le désordre.
Jean-Pierre Labrousse
Réponse de Michel Barré
C’est la deuxième fois que je vois rapprocher la prise en compte de la spontanéité avec le nazisme et le stalinisme. Je veux bien que l’on considère comme exploitation de la spontanéité le fait de faire claquer les talons en criant: “Heil Hitler” ou de défiler sur la Place Rouge en brandissant des portraits géants du génial Staline, mais je crois que cela a peu à voir avec notre conception pédagogique. Tout système autoritaire n’hésite pas à libérer les pulsions pour parvenir à ses fins, par exemple dans la dénonciation de ses proches s’ils ne sont pas conformes (voir les Gardes rouges de la Révolution culturelle) ou la sauvagerie répressive, mais cela existe aussi chez les geôliers américains en Irak.
J’y vois peu de relation avec la prise en compte de la spontanéité des jeunes dans notre pédagogie. Il ne s’agit nullement de les enfermer dans leur spontanéité, comme en fut accusé Freinet par les staliniens français : Snyders, Cogniot et Garaudy. Il ne s’agit que d’un point de départ, approfondi immédiatement par l’échange critique au sein du groupe, avec d’autres par la correspondance, et dans l’élargissement par des expériences, des enquêtes et des lectures. La spontanéité est uniquement le moyen d’enracinement d’acquisitions dont personne ne songe à nier l’exigence. En niant cette spontanéité sous prétexte qu’elle reste empreinte d’un certain conformisme (mais l’est-elle davantage que certains discours universitaires?), on risque de plaquer des savoirs qui restent superficiels parce que superposés par la récitation successive. Ce que nous souhaitons ce sont des savoirs écrits dans l’être profond parce que vécus et non récités.
Réponse de Jean-Pierre Labrousse
Bonjour à tous, bonjour Michel,
Merci pour ton message auquel je ne répondrai que par cette simple et franche remarque : absolument rien n’oppose nos points de vue respectifs. Nous pourrions les proposer comme mise au point sur l’analyse et la pratique de la spontanéité. C’est exactement ce que je recherche, car cela m’a semblé nécessaire en lisant à ce sujet des propos qui m’ont semblé tout à fait inquiétants.
Ce que je crois également nécessaire est d’en finir avec cette tendance à nier le point de vue d’autrui comme si ce concept “spontané” prenait un caractère sacré sous prétexte qu’il figure dans les écrits du mouvement. Il me paraît consternant qu’on puisse entendre un seul instant que, dans mes écrits, je confonde la spontanéité propre au mouvement (ou à l’artiste dont la maîtrise enracinée dans ce que tu appelles fort justement ”l’être profond” permet une expression se déployant spontanément) avec cette spontanéité froide et sauvage à la base des totalitarismes. Entendre cela est, à sa façon, une autre tendance “spontanée” d’une violence dont la connotation historique est évidente : c’est l’assimilation qui permet l’élimination. C’est précisément cette pratique-là que j’aimerais bien voir disparaître des listes de discussion et des réunions. Elle est aux antipodes de la coopération telle que nous l’entendons.
Par ailleurs, tu oublies que, dans mon exposé, la spontanéité ne saurait se poser comme “point de départ”, car j’insiste sur l’importance de l’ambiance préalable du groupe : il y faut une sérénité, une qualité d’accueil, une volonté d’élévation vers le savoir, une attention aiguë accordée à chacun, une distanciation esthétique voire aussi du rire et de l’humour. Mais est-ce un hasard si tu as gommé cela?
Tu ne te rends pas compte que laisser la spontanéité se développer à froid et y rajouter immédiatement “l’échange critique” trouverait aussi toute sa place dans une éducation totalitaire. Mais, ne t’inquiète pas davantage : en écrivant ceci, défilent en ma mémoire des visages rencontrés au sein du mouvement. Dans ces visages-là, j’en suis certain, le degré d’humanité est tel que cette ambiance positive - qui me paraît très importante - s’établit immédiatement, de façon implicite. De ceux-là, je le ressens : leur pratique réelle est bonne.
Amicalement
Jean-Pierre Labrousse
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