Art et réitération
Il s’agit de musique, d’art en général et de réitération, trois thèmes auxquels il est nécessaire, je crois, d’accorder la plus grande importance. D’accord avec Pascale et Michel, je voulais seulement ajouter ceci, sans être un fondamentaliste : dans l’oubli de la dimension esthétique, ce n’est plus, à mon avis, du Freinet que nous pratiquons. Pas de création “libre”, selon ce que je retiens des textes fondateurs, sans une composante esthétique, authentiquement personnelle, soutenue activement par la “coopération” et réciproquement.
Malheureusement, nous sommes sans arrêt sur le fil du rasoir : si nous retenons seulement et séparément l’optique “libre” (ce qui séduit les libertaires, nombreux dans le mouvement) et, par conséquent détachée, l’optique “coopération” (ce qui séduit les marxisants), nous tombons immédiatement dans l’éducation de type totalitaire où alternent et se combinent la liberté du plus fort dans l’expression des lieux communs et la fusion de l’individu dans le groupe. C’est un consternant ratage en raison de l’oubli de cette dimension esthétique. Cet oubli n’est pas commis, par exemple, dans la pédagogie officielle des Arts plastiques, à condition que l’enseignant soit averti, où l’on ne saurait inciter l’élève à produire un dessin “libre” réduit au copiage maladroit d’une réalité convenue.
Comme source de cette dimension, je vois d’emblée une incitation de l’enfant quant à ses projets de création de telle façon qu’il soit réveillé mais tout en restant serein et ouvert. Une théâtralité est nécessaire pour éviter que le groupe inhibe. Sur la base de ses créations, je vais deviner et valoriser ce qui, en elles, à première vue, me paraît authentique. Par authenticité, j’entends des créations où l’enfant est vraiment personnel et où il manifeste, en même temps, une volonté sincère de transmettre aux autres. Il est alors dans l’amorce d’une démarche d’artiste. Ensuite, il s’agit de l’inciter à développer sa propre recherche créative à partir de son projet telle que l’authenticité y perdure, quitte à changer d’activité en cours de route, et accompagnant cette recherche, ses nécessaires qualités de transmission.
D’après ce que je crois, si la représentation de ses créations auprès du groupe est excellente, comme c’est le cas du bon artiste, c’est qu’il a atteint, à un certain degré, une dimension esthétique. Il ne peut qu’en sortir conforté, sa représentation animant son public, et devenir plus ouvert aux productions des autres dont on attend, évidemment, les mêmes qualités de représentation. Si cela marche, une dynamique de groupe devrait pouvoir se créer.
Cela peut sembler compliqué alors que, pour moi, c’est simple. Il suffit de prendre l’exemple de musiciens : chacun a adopté son instrument et, si c’est le bon, y développe son art puis motive l’écoute des autres et enfin joue, avec ceux-ci, en orchestre. Ensuite, le progrès devient mutuel, le travail collectif peut devenir intense et méthodique sans jamais ennuyer. Réciproquement, le travail collectif renforce chacun dans ses qualités propres.
C’est simple mais, à mon avis, il faut également se méfier de techniques traditionnelles qui prétendent s’y conformer. Sans une attention soigneuse à la dimension esthétique, elle conduit rapidement à l’échec. Un exemple : le dessin soi-disant « libre ». S’il est une répétition spontanée de la conformité, la personne authentique reste cachée. Ce sera notamment toujours le cas si le groupe fait peur. Dans la peur, chacun s’accroche à ce qui ne devrait pas déranger les autres. Et, finalement, cette répétition spontanée produit un chaos : chacun y va de ses lieux communs dans lesquels aucune possibilité de construction collective n’est possible. Car, on ne construit pas avec un lot de banalités. Bientôt, il ne suscite même plus un sentiment de sécurité puisque chacun reste toujours caché. Le groupe demeure froid et c’est très vite le désordre. Finalement, c’est le plus fort qui va l’emporter, celui qui saura imposer sa production à l’admiration passive des autres.
Paradoxalement, ce sera moins le cas avec un “dessin sous contrainte” exigé par un cours « magistral ». A l’origine, au début du XIXe siècle, le cours magistral, appelé à l’époque « simultané », a été choisi pour éviter aux maîtres ce risque de désordre.
En musique, l’enseignement s’est campé dans la “contrainte” plutôt que dans la création et s’y maintient pour cette raison que l’école traditionnelle perçoit d’abord la nécessité de fabriquer des exécutants. Ce n’est pas étrange cela : il n’est guère possible, pour une hiérarchie bureaucratique, d’envisager de produire des créateurs ou compositeurs. Elle perçoit d’abord le savoir sous son jour fonctionnel et quantitatif. En l’occurrence, elle est portée avant tout à fabriquer des interprètes. En conséquence, elle tient absolument à l’importance de la répétition. Elle conduit à copier, en cela, la technique de dressage des singes savants. Mozart s’en plaignait au point de finir par refuser d’auditionner les jeunes prodiges. C’est pour cette raison qu’il a manqué l’écoute du jeune Beethoven. Répéter, dans la mauvaise tradition, n’est pas entraîner à maîtriser une combinaison de sons que l’élève aurait pu inventer et telle qu’ils pourraient entrer dans une communication ou une création collective - comme dans le jazz - mais reproduire sans cesse jusqu’à obtenir une conformité avec le patrimoine musical, à ce qui est mémorisé par la partition.
Chacun sait, évidemment, que répéter, recommencer, reproduire confère une certaine efficacité et que le bon professeur de musique l’utilise avec circonspection, en prêtant notamment attention au risque d’ennui et à la qualité de présence. C’est précisément une évidence dans les grandes écoles russes de piano ou de violon. Mais il ne faut pas se contenter de changer les termes, de remplacer, par exemple, “répéter” par “réitérer” en croyant d’emblée qu’on a gagné au change. En admettant que réitérer apporte un progrès parce que, dans ce cas, le professeur avalise les variantes me semble faux. La variante ne sera intéressante qu’à cette condition : qu’elle révèle une avancée de la dimension esthétique propre à l’élève, qu’il y soit toujours “présent”, authentique. Nous en revenons à cette dimension. Et, dans cette optique, qu’apporte la répétition en tant que telle? : le gain en une liberté véritable obtenu par le progrès de la maîtrise et de la capacité à communiquer autrement dit de jouer avec les autres et d’obtenir leur accueil. Là, nous sommes aux antipodes du totalitarisme en matière d’éducation. Il ne s’agit plus de fusion dans le groupe par l’anéantissement de la personnalité propre mais d’éveil à soi et au dialogue porté à un niveau de plus en plus élevé.
En Arts plastiques, la hiérarchie bureaucratique a mis très longtemps à réglementer pour inciter à s’appuyer résolument sur les capacités créatives des élèves. D’ailleurs, cette initiative est venue d’enseignants très actifs et non pas d’elle-même. Mais il n’y a pas d’interprètes en arts plastiques si ce n’est des copistes qui, somme toute, ne sont plus guère demandés dans la société contemporaine où ils sont largement remplacés par la photographie. Cependant, deux travers y demeurent dont l’origine est également administrative : l’incitation à créer tend à être davantage intellectualisée que sensible, car les dirigeants sont plutôt des intellectuels que des artistes et pensent le groupe classe en masse au lieu d’inviter à individualiser ou personnaliser.
Bien entendu, il faudrait développer davantage et notamment déterminer ce qui doit se percevoir comme authentique dans tous les domaines du savoir (de la musique jusqu’aux mathématiques) et imaginer, en correspondance, l’organisation adéquate de la classe.
Jean-Pierre Labrousse
Ajouter une contribution.